Non, l’État ne se gère pas comme une entreprise

Written by
Jean Moreau
Published on
15 March 2024

Des dirigeants d’entreprise qui prennent part au débat public se voient parfois caricaturés en « apprentis‐sorciers » voulant gérer l’État comme on gère une société commerciale. Cette idée reçue, largement instrumentalisée par certains pour délégitimer la parole patronale dans la sphère politique, doit être fermement rejetée.

Non, les entrepreneurs responsables, y compris ceux qui s’engagent en politique, ne cherchent aucunement à « gérer l’État comme une entreprise ».

C’est un procès d’intention simpliste qui méconnaît autant la nature du fait étatique que la pensée réelle des chefs d’entreprise conscients de leurs responsabilités civiques. Au contraire, ces derniers savent que l’on ne gouverne pas une République démocratique comme un conseil d’administration, et ils sont souvent les premiers à dénoncer cette confusion des genres.

Une caricature à rejeter d’emblée

L’accusation « Vous voulez gérer l’État comme une entreprise ! » est devenue un refrain commode pour discréditer les patrons qui osent s’exprimer sur les affaires publiques. Elle repose sur le fantasme d’un PDG converti en homme d’État maniant la puissance publique comme son usine. Certes, quelques leaders populistes ou autocrates ont eux-mêmes revendiqué ce modèle, proclamant vouloir « gérer l’État comme une entreprise familiale » ou « diriger leur pays comme une entreprise ». De tels propos, tenus par exemple par Andrej Babiš en Tchéquie ou Donald Trump ont pu jeter le trouble en laissant croire que l’idéal du bon gouvernement serait celui du manager tout-puissant. On ne parlera pas de l'échec du DOGE ...

En France aussi, on a vu surgir des responsables politiques affichant un profil d’entrepreneur ou de gestionnaire, aussitôt soupçonnés de vouloir appliquer au secteur public les recettes du privé. Nicolas Sarkozy, par exemple, entendait calquer l’action publique sur un schéma très vertical hérité du monde des affaires (« il commande, on obéit »), et d’aucuns ont prêté à Emmanuel Macron une disposition similaire.

Mais ces cas particuliers, et souvent controversés, ne doivent pas servir d’épouvantail pour disqualifier en bloc tous les entrepreneurs engagés. La tarte à la crème du « patron qui voudrait être calife à la place du calife » relève plus de la figure rhétorique que de la réalité. Les dirigeants d’entreprise sérieux n’ambitionnent pas de substituer la logique comptable aux lois de la République, pas plus qu’ils ne confondent l’intérêt général avec leur bilan financier. Opposer systématiquement État et entreprise sous prétexte de guerre idéologique empêche tout dialogue constructif.

Il est donc impératif de dépasser cette caricature. Pour cela, commençons par rappeler en quoi un État et une entreprise sont, par essence, deux entités aux antipodes l’une de l’autre.

Sur le plan conceptuel comme pratique, l’État et l’entreprise relèvent de logiques différentes quant à leur finalité, leur rapport au temps, leurs contraintes et la pluralité de leurs missions. Les différences sont multiples :

●     Finalité : L’entreprise privée poursuit d’abord sa pérennité économique et la création de valeur (profit, croissance, innovation) au bénéfice de ses propriétaires ou actionnaires. En revanche, l’État vise le bien commun : sa raison d’être est de servir l’intérêt général de l’ensemble des citoyens, y compris dans des domaines non marchands ou non rentables par nature (sécurité, justice, éducation, solidarité, etc.).

●     Horizon temporel : Une entreprise s’inscrit souvent dans l’urgence des cycles économiques et des résultats à court ou moyen terme (le nextquarter pour une société cotée, ou quelques années pour un investisseur). L’État, lui, s’inscrit dans la longue durée de la nation : il doit prévoir et agir à l’échelle de générations, voire de siècles, tout en gérant l’immédiat. Sa temporalité est celle de la permanence (continuité de l’État) rythmée par des rendez-vous démocratiques réguliers, un subtil mélange de long terme et de court terme politique.

●     Contraintes et gouvernance : Le dirigeant d’entreprise jouit d’une grande liberté stratégique dans le cadre du droit privé, avec une ligne hiérarchique claire et une culture du résultat financier. À l’inverse, le gouvernement de l’État est soumis à d’innombrables contraintes juridiques (Constitution, lois, contrôle des juges), politiques (délibération parlementaire, opposition, presse) et sociales (concertation avec les corps intermédiaires, syndicats, société civile). La décision publique doit composer avec la diversité des intérêts et subir la sanction électorale, ce qui impose compromis, transparence et responsabilité devant le peuple, et non la simple recherche d’efficacité interne.

●     Champ d’action et missions : Enfin, l’entreprise concentre son activité sur un périmètre délimité (un secteur, un marché, une gamme de produits ou services) et peut choisir d’ignorer ce qui n’entre pas dans son objet. Au contraire, l’État « assume le tout » : par définition, il doit prendre en charge l’intégralité du périmètre national, sans exclure les secteurs ou populations non « rentables ». Toute mission dont personne ne veut échoit en dernier ressort à la puissance publique. C’est là la différence fondamentale entre l’État et l’entreprise : l’un a la responsabilité du tout quand l’autre n’assume qu’une partie. Vouloir effacer cette distinction pour calquer le second sur le premier n’a pas de sens, « gérer l’État comme une entreprise est donc une aberration ».

En somme, la logique collective de l’État (assurer l’intérêt général pour l’ensemble de la collectivité) ne peut être confondue avec la logique individuelle de l’entreprise (réussir dans un environnement concurrentiel pour son propre compte). L’État ne choisit pas ses « clients » : il doit être au service de tous, partout sur le territoire, y compris des plus vulnérables que le marché délaisse. Cette obligationde neutralité et d’universalité, concrétisée par exemple dans le principed’égalité devant les services publics, n’existe pas dans le secteur privé.

Un régime politique démocratique implique aussi un certain partage du pouvoir et du temps : l’autorité de l’État est limitée par la loi et alternante par le jeu électoral, là où le pouvoir d’un chef d’entreprise peut être beaucoup plus directif et stable (surtout dans une entreprise non cotée ou familiale). Ces différences de nature expliquent qu’un État ne saurait être « géré » comme on gère une entreprise, pas plus qu’une bibliothèque ne saurait être administrée comme une usine. Dès lors, d’où vient l’insistance de certains à prétendre appliquer au public les méthodes du privé ? Pour le comprendre, il faut remonter à une orientation idéologique apparue à la fin du XXe siècle.

L’illusion managériale du New Public Management

L’idée de moderniser l’État en l’alignant sur les pratiques managériales du secteur privé a gagné du terrain à partir des années 1980, sous l’influence du courant du New Public Management (NPM) et de ce que l’on a appelé le managérialisme d’État. Inspiré par le tournant néolibéral de l’époque Reagan-Thatcher, le NPM prônait une gestion de l’administration publique fondée sur les recettes du monde des affaires : culture du résultat chiffré, recherche d’efficience, compétition entre services, réduction des coûts et importation de techniques de management issues du privé.

L’objectif affiché tenait en un slogan : «un gouvernement qui fonctionne mieux et coûte moins cher ». Pour ce faire, on a proposé de « transposer les méthodes de l’entreprise à l’action publique », en séparant l’élaboration des stratégies (pilotage politique) de leur exécution opérationnelle, en multipliant les agences autonomes, en soumettant les services de l’État à la concurrence et aux indicateurs de performance, etc.

Cette idéologie managériale, présentée sous couvert de pragmatisme et de rationalisation, a progressivement pénétré de nombreux pays occidentaux, y compris la France. Des réformes administratives s’en sont inspirées à des degrés divers : dans notre pays, on peut citer la Révision générale des politiques publiques (RGPP) sous le quinquennat Sarkozy, démarche explicitement orientée vers la réduction des dépenses de l’État et l’évaluation quantitative de chaque action administrative.

Avec le recul, le bilan de ces tentatives de « managerialisation » du secteur public est au mieux mitigé, au pire franchement décevant. Là où on espérait une gestion « performante » calquée sur le privé, on a souvent récolté des effets pervers et des promesses non tenues. Ainsi, malgré des décennies de réformes inspirées par le NPM, les «lourdeurs bureaucratiques » tant décriées n’ont pas disparu, tandis que la «chasse au gaspillage » a parfois tourné à l’obsession contre-productive. Pire, la quête du « mieux avec moins » a engendré des logiques de privatisation et de consulting dont les principaux bénéficiaires ont été quelques cabinets conseils et experts externes, plutôt que la collectivité : la sous-traitance de services publics au nom de l’efficacité a surtout servi des intérêts particuliers sans apporter d’ «économies spectaculaires » pour les finances publiques. Par ailleurs, en considérant l’usager du service public comme un client, qu’il conviendrait de « satisfaire » au moindre coût, on a parfois introduit une logique de marchandisation dans des domaines où prime l’égalité de traitement : cette « culture client » appliquée à l’administration a pu pénaliser les plus précaires, moins « rentables » du point de vue marchand.

Au-delà des résultats discutables, de nombreuses voix se sont élevées pour critiquer le rétrécissement démocratique induit par le tout‐managérial. On parle d'un « fétichisme anti-démocratique » à vouloir enfermer l’action de l’État dans des tableaux de bord et des ratios purement quantitatifs. De même, on peut s'inquiéter de voir certains médecins ou travailleurs sociaux consacrer plus de temps à remplir des indicateurs de performance qu’à accomplir leur mission de soin ou d’accompagnement humain.

Dès 2008, un collectif de professionnels lançait un « Appel des appels » pour s’opposer aux « réformes néo-managériales » dans la santé, l’éducation, la justice, en affirmant que cette idéologie de l’« homme économique », déjà « catastrophique dans le milieu des affaires dont elle est issue », ne devait pas « mettre en faillite » les missions de service public.

Ces critiques, venues de la société civile comme de l’intérieur même de la fonction publique, convergent avec le regard que portent bien des entrepreneurs lucides sur le sujet : ils ne confondent pas l’État avec une entreprise et refusent d’applaudir aux excès d’un management aveugle appliqué aux affaires de la cité. Ils comprennent qu’il en va de la qualité de notre démocratie.

La rentabilité n’est pas la boussole d’une démocratie

Il existe une raison fondamentale pour laquelle l’État ne peut être dirigé selon les seuls critères d’efficacité financière : c’est que la rentabilité n’est tout simplement pas, et ne doit pas être, la boussole d’une démocratie. Dans une République, on ne gouverne pas en maximisant un profit ou un rendement, mais en cherchant à réaliser des valeurs et des droits.

La réussite d’une politique publique ne se mesure pas au bénéfice net qu’elle rapporte à l’État, mais à son utilité sociale, à son acceptabilité pour la population, à son effet sur le bien-être collectif et la justice. Or ces objectifs ne sont pas quantifiables en monnaie sonnante et trébuchante. Investir dans une école en milieu rural, maintenir un hôpital de proximité ouvert ou financer une campagne de prévention sanitaire ne « rapporte » rien en termes comptables, c’est même souvent coûteux, mais cela génère du lien social, de la santé publique, de l’égalité des chances : autant de retombées positives qu’aucun bilan financier ne saura jamais traduire fidèlement.

Les chefs d’entreprise vraiment sérieux sont les premiers à en convenir. Ils savent d’expérience que tout ne se réduit pas au profit, même dans la sphère économique.

Nombre d’entre eux, loin du cliché du margincall perpétuel, s’engagent dans des démarches de responsabilité sociale (RSE), d’innovation verte, de mécénat culturel ou d’initiatives solidaires, qui montrent qu’une entreprise peut viser autre chose que le gain immédiat.

« La population n’est pas au service de l’économie, c’est l’inverse », certes, une entreprise doit être rentable pour survivre, « autrement elle ne peut pas opérer », mais sa vraie réussite se mesure à sa contribution au bien commun plus qu’à ses bénéfices financiers. Appliquer ce principe au gouvernement, c’est admettre qu’une politique peut être vertueuse même si elle n’est pas « rentable » comptablement, parce qu’elle poursuit une finalité d’intérêt général. Un budget public n’est pas un compte d’exploitation privée : il intègre des dépenses de solidarité, de sécurité, de culture, qui ne « rapporteront » jamais d’argent mais rapportent bien autre chose, d’inestimable : de la cohésion sociale, de la confiance collective tout simplement.

Réduire la gestion de l’État à un calcul coût/bénéfice reviendrait à trahir l’idéal démocratique.

La démocratie n’est pas une entreprise qu’on peut mettre en faillite ou en liquidation ; c’est un projet politique, fondé sur des choix de société, des valeurs communes, et sur le principe que chaque citoyen compte, pas seulement ceux qui rapportent. Aucun dirigeant digne de ce nom, et certainement pas un patron de gauche éclairé, ne prétend sérieusement le contraire. Ainsi, quand nous, entrepreneurs, intervenons dans le débat public, ce n’est pas pour demander que la République soit gérée comme un supermarché ou un fonds d’investissement. C’est pour y apporter notre pierre, en tant que citoyens responsables et acteurs de terrain, tout en respectant la finalité propre de l’État.

Des entrepreneurs dans le débat public : dialoguer sans imposer

Faut-il pour autant exclure les chefs d’entreprise de toute discussion sur les politiques publiques ? Certainement pas. Les entrepreneurs peuvent et doivent contribuer au débat public, non pour y imposer une soi-disant « logique d’entreprise », mais pour dialoguer avec la puissance publique, d’égal à égal, dans le respect des rôles de chacun.

Notre propos n’est pas de remplacer les élus ou de dicter la loi en fonction de nos intérêts particuliers. Il est d’apporter un éclairage concret, une expertise de terrain, une capacité d’innovation et parfois un franc-parler salutaire, au service de décisions politiques plus efficaces et mieux acceptées.

Encore faut-il que ce dialogue se fasse dans les bonnes conditions. D’une part, les entrepreneurs doivent accepter les temporalités et les missions spécifiques de l’État : ils ne peuvent pas exiger que tout fonctionne aussi vite qu’un conseil d’administration, ni que l’administration publique prenne les mêmes risques qu’une startup. Le temps démocratique inclut la consultation, le débat contradictoire, l’évaluation pluraliste, autant d’étapes que l’on ne peut escamoter.

Les dirigeants d’entreprise qui s’engagent dans la cité le comprennent et savent adapter leur propos à cette nécessité de la délibération collective. D’autre part, les responsables publics doivent considérer les chefs d’entreprise comme des partenaires de discussion légitimes, porteurs d’une expérience utile. Trop souvent par le passé, le dialogue État-entreprise s’est réduit à un face-à-face stérile entre« État omniscient » et « lobby égoïste ».

Il est temps de sortir de ce schéma binaire.

Un entrepreneur peut avoir des choses pertinentes à dire sur la formation professionnelle, sur la transition energétique, sur la vie des quartiers, parce qu’il y est confronté concrètement. L’entendre ne signifie pas se soumettre à un « diktat du privé », mais enrichir la décision publique d’une perspective différente.

Plutôt que d’opposer stérilement logique entrepreneuriale et logique politique, il faut encourager leurs rencontres intelligentes. Il convient de « travailler non plus POUR mais AVEC les citoyens, les entreprises et les associations » dans la fabrique des politiques publiques.

Cela suppose une forme de co-construction des solutions : par exemple, associer des représentants du monde économique à l’élaboration de grands plans (sur l’emploi, l’industrie verte, l’aménagement du territoire…), ou créer des espaces de concertation réguliers où se côtoient fonctionnaires, élus, chefs d’entreprise et société civile. De tels échanges, s’ils sont menés en transparence et dans un esprit républicain, peuvent réduire les incompréhensions réciproques.

L’entreprise découvrira les impératifs de la décision collective, et l’État bénéficiera des retours du terrain économique.

Loin d’une confusion des rôles, c’est un enrichissement mutuel.

Vers une coopération républicaine, sans fusion ni confusion

En définitive, il est non seulement possible mais nécessaire de faire dialoguer puissance publique et puissance économique sans jamais les confondre ni les fusionner.

L’État et l’entreprise sont deux pôles essentiels de la société : le premier garantit l’intérêt général et la cohésion, la seconde crée de la richesse et de l’innovation. L’histoire montre que notre pays avance le mieux lorsque ces deux forces collaborent dans le respect de leurs prérogatives respectives.

Pensons à l’époque de la Reconstruction, où l’État planifiait et orientait tandis que les entreprises relevaient le défiproductif ; ou aux grandes avancées technologiques contemporaines, où des financements publics soutiennent la recherche privée pour servir in fine la collectivité (santé, énergie, numérique…).

Opposer systématiquement l’État et l’entreprise affaiblit la nation.

Les dresser l’un contre l’autre, c’est risquer l’anarchie du chacun pour soi ou la paralysie du refus de l’initiative.

À l’inverse, les allier dans une coopération lucide, c’est se donner les moyens d’agir efficacement sans renier nos valeurs démocratiques. Cette coopération républicaine suppose de la part de chacun un effort de compréhension et de modestie : aux entrepreneurs de reconnaître la primauté de l’intérêt général et la légitimité du pouvoir politique élu ; aux responsables publics de reconnaître l’utilité des solutions venues du terrain économique et la légitimité de la créativité entrepreneuriale.

En rejetant clairement l’idée saugrenue d’une gestion de l’État « comme une entreprise », nous, patrons de gauche, affirmons notre attachement aux institutions démocratiques et à leurs spécificités.

Nous appelons de nos vœux un partenariat équilibré entre l’État et les entreprises, fondé sur le dialogue, l’échange et le respect mutuel. Ni fusion, chacun son rôle, ni confusion, chacun sa nature, mais une interaction constructive pour le bien public.

C’est dans cet esprit de coopération éclairée que nous pourrons relever ensemble les défis économiques, sociaux et écologiques de notre temps, sans renoncer à l’âme de notre démocratie.