Vers des cotisations patronales progressives : une idée audacieuse pour les PME

Written by
Jean Moreau
Published on
15 March 2024

Les PME françaises font face à des charges sociales patronales élevées, souvent perçues comme un frein à l’embauche et à la croissance. Aujourd’hui, les allègements de cotisations existants ciblent surtout les bas salaires, avec un effet pervers de « smicardisation » : au-delà de 1,6 SMIC, les employeurs perdent les exonérations et sont peu incités à augmenter les rémunérations. Conjugué à la hausse régulière du SMIC, ce mécanisme a tendance à niveler les salaires vers le bas et à freiner la montée en compétences des salariés. Par ailleurs, les seuils sociaux (11, 50salariés, etc.) introduisent des paliers brutaux : par exemple, passer de 49 à50 salariés déclenche des obligations légales supplémentaires et environ +4% de coûts de personnel. Ces effets de seuil dissuadent bien des dirigeants de faire croître leur entreprise. Face à ces constats, pourquoi ne pas envisager une refonte du système de cotisations ? L’idée ? Appliquer aux cotisations sociales patronales un barème progressif, par tranches, à l’image de l’impôt sur le revenu.

Repenser la progressivité des charges sociales

Imaginer un barème progressif signifie que le taux de cotisation augmenterait graduellement en fonction de la taille ou des moyens de l’entreprise, au lieu d’être uniforme pour tous les employeurs. Contrairement à une opinion répandue, une telle progressivité n’est ni impossible ni trop complexe à mettre en œuvre. D’abord, le cadre légal le permet : le Conseil constitutionnel a validé le principe de cotisations employeurs progressives dès lors qu’elles servent un objectif d’intérêt général (par exemple la politique de l’emploi) et qu’elles se distinguent des cotisations salariales. Autrement dit, rien n’interdit d’adapter le taux de “charges” patronales aux capacités contributives ou à la situation de l’entreprise, du moment que les droits sociaux des salariés (retraite, assurance maladie…) restent garantis.

Ensuite, des dispositifs existants prouvent la faisabilité technique de moduler les cotisations. Le statut de Jeune Entreprise Innovante (JEI), par exemple, offre pendant les premières années d’activité une exonération quasi totale des cotisations patronales sur les postes R&D, dans la limite de certains plafonds et critères (taille de l’entreprise, dépenses de recherche, etc.). Si l’on est capable de gérer ces exonérations ciblées pendant 7 ou 8 ans, rien n’empêche d’envisager un allègement pérenne et gradué pour toutes lesPME. De même, des contributions sociales déjà en place varient selon la taille de l’entreprise : la cotisation FNAL (logement) est de 0,10% de la masse salariale pour une société de moins de 50 salariés, mais passe à 0,50 % au-delà. Ce qui ressemble fort à un « palier » de progressivité ! L’existence de tels paliers montre que la modulation en fonction de critères d’entreprise est non seulement possible, mais déjà pratiquée (quoique de façon limitée). L’argument de la trop grande complexité paraît donc exagéré, surtout à l’ère des déclarations sociales automatisées où un algorithme peut appliquer un barème à multiples tranches sans peine.

Pourquoi une progressivité par entreprise ?

Adopter un barème progressif des cotisations patronales présenterait plusieurs avantages économiques et sociaux:

●     Briser la trappe à bas salaires : Le système actuel de réductions ciblées sur les bas salaires décourage les hausses de rémunération au-dessus de 1,6 SMIC. En repensant les allègements de charges non pas au niveau de chaque salaire individuel mais au niveau global de l’entreprise, on éviterait de pénaliser les employeurs qui augmentent les salaires de leurs employés qualifiés. Cela stimulerait au contraire la montée en gamme des compétences. D’ailleurs, des économistes proposent déjà de déplacer “la fenêtre” des allègements vers les salaires intermédiaires, pour inciter à dépasser le plafond actuel de 1,6 SMIC. Une progressivité par entreprise permettrait d’atteindre cet objectif de manière encore plus structurelle, sans enfermer les travailleurs dans une grille salariale figée.

●     Accompagner la croissance des PME au lieu de la freiner : Une tarification progressive réduirait le choc lorsque l’entreprise franchit certains paliers de taille. Plutôt que de passer soudainement de 0 % à 100 % de cotisations dès qu’un seuil est dépassé, la charge sociale augmenterait graduellement. Les petites entreprises bénéficieraient ainsi d’air pour grandir et investir, tout en sachant que leurs contributions monteront en puissance une fois plus solides. On éviterait le syndrome du « plafond de verre » où tant dePME restent bloquées juste en dessous de 50 salariés pour ne pas subir une envolée des coûts. Accompagner la PME au-delà des seuils, c’est lui donner le temps et les moyens d’atteindre une taille critique sans la pénaliser brutalement.

●     Équité contributive et ciblage : Un barème progressif pourrait être calibré pour que les plus grandes entreprises (celles ayant d’importantes masses salariales ou de gros profits) contribuent proportionnellement plus au financement de la protection sociale, tandis que les plus petites (aux ressources limitées) seraient allégées. Cela améliorerait l’équité du système sans diminuer les droits des salariés, puisqu’il s’agirait de répartir différemment l’effort contributif. Les comptes publics, de leur côté, pourraient être équilibrés en ajustant le haut du barème : par exemple, on pourrait concevoir qu’au-delà d’un certain niveau, les grands groupes acquittent un taux légèrement supérieur au taux actuel, finançant ainsi en partie le “coup de pouce” temporaire accordé aux plus petites structures.

Scénarios de mise en œuvre progressive

Plusieurs scénarios peuvent être envisagés pour instaurer cette progressivité au niveau de l’entreprise :

●     Progressivité par tranches de masse salariale : L’idée serait de définir des paliers en fonction de la masse salariale annuelle brute de l’entreprise. Par exemple, la tranche de masse salariale de 0 à 300 000 € pourrait être quasi-exonérée de cotisations patronales, la tranche suivante (300 000 à 600 000 €) soumise à un taux réduit (ex. 10%), puis des taux augmentant graduellement jusqu’au taux “normal” au-delà de, disons, 2 ou 3 millions d’euros. Chaque euro de salaire versé au-delà d’un seuil déclencherait un taux de cotisation un peu plus élevé, sans effet de falaise. Ainsi, une PME payant au total 400 000 € de salaires annuels bénéficierait d’un taux moyen très allégé, même si elle verse de bons salaires à ses employés, ce qui l’aiderait à recruter des profils expérimentés sans subir le couperet des charges pleines. Ce modèle s’inspire directement de l’impôt progressif sur le revenu, appliqué ici à la “masse salariale imposable” de l’entreprise.

●     Progressivité par paliers d’effectifs salariés : Une autre piste consisterait à moduler les cotisations en fonction du nombre de salariés. Par exemple, les 10 premiers salariés d’une entreprise pourraient être exonérés de cotisations patronales, puis le taux augmenterait par palier pour les salariés au-delà du 10e, du 20e, etc. Concrètement, un employeur de 15 salariés paierait des charges réduites sur les 10 premiers, puis un taux un peu plus élevé sur les 5 suivants. Là encore, l’idée est d’éviter qu’une seule embauche supplémentaire (passant de 49 à 50 salariés par exemple) n’entraîne un sur coût massif. La Loi PACTE de 2019 a commencé à atténuer ces seuils (en supprimant celui de 20 salariés notamment), mais une progressivité intégrale par effectif irait plus loin et lisserait complètement les transitions.

●     Modulation selon les résultats ou l’ancienneté : Plus audacieuse, on pourrait imaginer un barème indexé sur la rentabilité de l’entreprise(par exemple, un taux de cotisation réduit tant que l’entreprise est peu profitable, qui augmenterait lorsqu’elle dégage d’importants bénéfices, sur le modèle de l’impôt sur les sociétés progressif). Cela garantirait que l’aide bénéficie aux structures qui en ont réellement besoin. On pourrait aussi combiner une progressivité dans le temps : les jeunes entreprises bénéficient d’un taux allégé les premières années (sur le modèle du JEI), puis la montée des taux serait plus graduelle et pourrait s’étaler sur une décennie plutôt que de cesser nette au bout de 7 ou 8 ans. Ce phasing-out en douceur accompagnerait les entreprises jusqu’à maturité au lieu de les laisser affronter un “mur” de charges du jour au lendemain.

●     Approche mixte et sectorielle : Bien sûr, ces scénarios pourraient se combiner. Par exemple, le barème pourrait prendre en compte à laf ois la masse salariale et l’effectif, ou être ajusté selon le secteur d’activité (certaines branches à faibles marges pourraient bénéficier de taux initiaux plus bas). L’important est d’ouvrir la réflexion sur ces pistes. Une dizaine de tranches bien conçues suffiraient probablement à couvrir tous les cas de figure, du micro-employeur à la grande entreprise, avec une contribution sociale modulée selon la capacité contributive de chacun.

Vite, des garde-fous !

Toute réforme d’ampleur suscite des objections légitimes. Deux critiques principales émergent généralement face à l’idée de cotisations progressives : la crainte de la fraude/optimisation d’une part, et celle d’une complexité insurmontable d’autre part. Voici comment on peut y répondre.

●     « Trop facile à contourner » ? Certains redoutent qu’un barème gradué incite à des comportements opportunistes : par exemple, un dirigeant pourrait être tenté de scinder artificiellement son entreprise en deux entités pour rester dans les basses tranches, ou de se verser une rémunération moindre en contrepartie de dividendes plus élevés, afin de minimiser les cotisations. Ces dérives peuvent être contrées en posant des conditions strictes à l’accès aux taux réduits. La CFTC suggère par exemple de conditionner les allégements de cotisations au respect de bonnes pratiques salariales, de formation, etc., avec évaluation annuelle. Dans le même esprit, on pourrait exiger qu’une entreprise bénéficiant de taux allégés respecte un écart raisonnable entre la rémunération de son dirigeant et le salaire moyen de ses employés (par exemple un ratio de 5 ou 10 maximum). De même, une limitation des dividendes distribués pourrait être imposée tant que l’entreprise profite du régime préférentiel, pour s’assurer que l’argent économisé serve à l’investissement et à l’emploi, non à enrichir indûment les actionnaires. Ces garde-fous, inscrits dans la loi, préviendraient les abus flagrants. Par ailleurs, les PME qui tricheraient risqueraient de perdre le bénéfice du régime, ce qui serait dissuasif. Enfin, rappelons qu’aujourd’hui déjà, de nombreuses aides ou exonérations (crédit d’impôt recherche, statut JEI, etc.) comportent des critères d’éligibilité et de maintien, il n’y a pas de raison qu’une progressivité des cotisations ne puisse s’accompagner de contre parties vérifiables.

●     « Usine à gaz administrative » ? L’argument de la complexité mérite d’être relativisé. Certes, un barème à dix tranches ajoute des calculs par rapport à un taux uniforme. Mais à l’ère numérique, ce calcul peut être entièrement automatisé via les logiciels de paie et les systèmes de déclaration (DSN). Techniquement, appliquer un taux variable en fonction d’un seuil n’est pas plus sorcier que le calcul de l’impôt sur le revenu ou de la réduction Fillon actuelle (qui, elle, utilise une formule dégressive bien plus complexe qu’un simple barème!). De plus, ce système pourrait simplifier la vie des entreprises à un autre niveau : en fusionnant et remplaçant une myriade d’aides ponctuelles, temporaires ou sectorielles par une seule mécanique universelle, plus lisible. Plutôt qu’une jungle de dispositifs dérogatoires (dont beaucoup arrivent à expiration après quelques années, créant de l’instabilité), on aurait un cadre pérenne où chaque entreprise connaît à l’avance l’évolution de ses taux de cotisation en fonction de sa croissance. Cette stabilité et cette prévisibilité pourraient même améliorer le climat d’affaires. En somme, on remplacerait une complexité cachée (les niches actuelles, pas toujours connues des TPE) par une complexité assumée mais transparente (un barème public, consultable par tous). Le jeu en vaut la chandelle si cela favorise l’emploi et la juste contribution de chacun.

Innover pour libérer les PME tout en renforçant la justice sociale

Imaginer des cotisations Urssaf progressives en fonction de la taille ou des moyens des entreprises, c’est défier un statu quo qui, aujourd’hui, montre ses limites.

Trop longtemps, on a cru qu’aider les PME passait uniquement par des exonérations ciblées sur les bas salaires au risque d’entretenir un marché du travail à deux vitesses et de décourager les évolutions salariales. Il est temps de changer de paradigme.

Une progressivité bien pensée permettrait de soutenir les petits employeurs tant qu’ils en ont besoin, puis de faire contribuer davantage les entreprises florissantes, dans un esprit de solidarité et d’efficacité économique. Loin d’être une lubie, cette idée s’inscrit dans le prolongement de réflexions déjà entamées par des économistes et partenaires sociaux pour corriger les effets pervers du système actuel. Bien sûr, tout dépendrait des modalités concrètes : le diable est dans les détails, et un travail de concertation serait nécessaire pour fixer les tranches, les taux, et les conditions anti-abus.

Mais le message d’ensemble est clair : simplifier la vie des PME et libérer leur potentiel de croissance, sans sacrifier le financement de notre modèle social, est un objectif atteignable si l’on ose innover en sortant des sentiers battus.

En repensant les charges patronales «comme l’impôt sur le revenu », on ouvrirait une nouvelle voie où performance économique et justice sociale marchent enfin main dans la main.

Les PME, créatrices d’emplois et de richesses, méritent bien qu’on explore ces solutions audacieuses pour les aider à grandir, et avec elles, faire grandir toute l’économie.